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24 Régis Durand - A continuous building up, Paris 2014 Critics
 
  • Soddy, photomontage, 2014 & Casablanca Circles, pigment print on baryta, 90 x 120 cm.

There is something analogous to this scientific and fictional

proliferation in fatmi's work, in his use of different supports,

in his back and forth movements between different themes, his outlined, reprised or abandoned narratives.


Régis Durand, 2014.
 

Une construction continuée, mars 2014
A continuous building up, March 2014  

Si l’on en croit certains récits, il y aurait quelque chose de rocambolesque dans la découverte de la réaction en chaîne du radium, qui devait conduire à la mise au point de la bombe atomique. Celui à qui en reviendrait l’idée, Leo Szilard en 1936, aurait été mis sur la voie par le souvenir de sa lecture d’un roman d’anticipation de H.G. Wells de 1914, The World Set Free. Wells à son tour se serait inspiré de travaux scientifiques déjà en cours, et notamment ceux de Frederick Soddy sur la désintégration de l’uranium au début du vingtième siècle – ce même Soddy dont nous retrouvons, quelque trente ans plus tard, devenu entre temps Prix Nobel de chimie, la trace dans l’œuvre de mounir fatmi, à travers une ver- sion poétique de sa démonstration d’un théorème ancien sur la construction des cercles tangents...Comme chaque fois qu’il s’agit de remonter vers une source (d’un ré- cit, d’un fleuve) le droit fil du trajet se perd très vite. Bifurcations, fausses pistes, multiplication des sources secondaires : l’origine se dérobe sans cesse. Même sur un sujet scientifique aussi sérieux que l’énergie nuclé- aire, ces hésitations et des chassés-croisés ne laissent pas de surprendre. Holsten, Ramsey, Rutherford, Joliot : au début des années trente, une multitude de travaux s’entrecroisent et se multiplient dans une folle accélération, qui semble, ironiquement, mimer le processus qu’ils tentent de décrire et de maîtriser. Au milieu de ce maelström, on reste confondu par l’acuité de la fiction de Welles, que les découvertes scientifiques sembleront valider vingt ans plus tard. Il n’est pas jusqu’au mode de déclenchement de la bombe qui n’annonce, dans le roman, par une de ces connexions secrètes, le thème du théorème de Soddy et l’œuvre de mounir fatmi, c’est-à- dire le baiser... ! (1).

Il y a quelque chose d’analogue à cette prolifération à la fois scientifique et fictionnelle chez mounir fatmi, avec son usage de différents supports, ses allers et retours entre différentes thématiques, ses esquisses de récit reprises et abandonnées. D’une certaine manière, on peut dire qu’il reprend à son compte l’énigme que constituent la découverte et la maîtrise d’une énergie en apparence inépuisable, mais aussi incontrôlable – à la différence qu’il ne s’agit pas chez lui de nucléaire mais de ce qui se pose ici en équivalent métaphorique, c’est-à-dire le désir et l’attraction irrésistible qu’il déclenche. Mais la différence est-elle si grande ? Ce qui compte en effet, dans chacun des deux termes, c’est l’instant où cela se déclenche, l’instant qui n’en est pas un, entre un avant et un après -- une imminence si l’on veut, c’est-à-dire un espace de temps sans consistance, sans véritable durée. Ce qui advient ensuite est de l’ordre du déroulement, avec ses options et ses trajets narratifs possibles. Avant que la réaction ne s’enclenche, avant que les lèvres ne se touchent et que plus rien ne soit comme avant. Le baiser, dans les œuvres de la série « Casablanca Circles », est de cet ordre. C’est une catastrophe, une rupture, l’instant quasiment inassignable qui fait que tout bascule. La beauté de la chose est que sur cet impalpable, ce non-instant, autant d’attentes et de possibles narratifs viennent se précipiter. Apparaissent d’innombrables connexions souterraines, croisements, coïncidences secrètes, si bien qu’il flotte parfois dans l’œuvre comme un léger parfum de para- noïa (mais sans doute est-ce cette légère paranoïa dont Barthes disait qu’elle était nécessaire au démarrage de l’acte d’écrire, un ébranlement, une montée d’énergie qui met en branle le ou les processus...).

Tangences et superpositions

Cette imminence, ce non-instant est peut-être ce qui a suggéré à mounir fatmi le rapprochement avec l’idée de tangence qui est cœur de la formule de Soddy. Pourquoi celui ci, spécialiste reconnu des réactions en chaîne, s’est- il attaché à la démonstration d’un très ancien théorème qui permet de construire la tangence, intérieure ou extérieure, de plusieurs cercles à un autre ? S’agissait-il pour lui d’une forme de délassement ou d’exercice, entre deux projets plus sérieux ? Quoi qu’il en soit, on comprend l’intérêt que mounir fatmi a pu y trouver, lui chez qui reviennent de manière insistante des objets circulaires de toutes sortes : roues dentées de scies ou de machines, engrenages futuristes, Rotoreliefs, sourates du Coran inscrites dans des cercles, etc. À cela s’ajoute l’idée essentielle de superposition : quelque chose, une inscription gravée ou projetée, vient en surimpression sur une autre image (un portrait, un tapis), qui dès lors fonctionne comme un fond. Ou bien dans une série récente, « The Blinding Light », des éléments d’un tableau de la Renaissance se superposent à l’image d’un bloc opératoire.

Dans l’article de la revue Nature dans lequel Soddy publie sa démonstration en 1936, il parle du point de tangence comme d’un baiser (The Kiss Precise). Et il donne à sa démonstration la forme de trois dizaines de vers qui tiennent un peu, malgré le sérieux de la dé- monstration, du vers « facile », de la charade, et dont la simplicité bien rythmée aide à la mémorisation. Coquetterie de savant, dandysme d’une posture qui se voudrait populaire ? Enigme en tout cas de cette association inattendue.

Le baiser précis

Si, quand des paires de lèvres veulent s’embrasser
De trigonométrie elles peuvent se passer.
Ce n’est pas le cas pour quatre cercles qui se frôlent
Chacun les trois autres, à tour de rôle.
Pour réussir cela, le quatuor doit
Être tel trois en un, ou un en trois.
Si l’un est en trois, alors sans aucun doute
Chacun reçoit trois bises qui lui viennent d’outre.
Si trois sont en un, alors cet un
Reçoit les trois baisers en son sein.

Quatre cercles viennent à s’embrasser.
Les plus petits sont les plus courbes.
La courbe n’est que l’inverse
De la distance depuis leur centre.
Or, si leur mystères Euclide faisaient choir,
A présent, nous ne tâtonnons plus dans le noir.
Puisque zéro courbure est une bien droite ligne
Et du moins les courbes concaves portent toutes le signe,
La somme des carrés des quatre courbes
Vaut le carré de leur somme par deux divisé.

Pénétrer les affaires des sphères
Est une tâche laquelle, peut être,
Lasserait un géomètre oscillomètre.
La sphère est beaucoup plus gaie,
D’autant, qu’outre la paire de paires
L’osculation se partage avec une cinquième sphère.
N’empêche, signes et zéro sont comme avant,
Pour que chacun embrasse les quatre autres
Le carré de la somme des cinq courbes
Égale la somme de leur carrés.



Frederick Soddy, radio-chimiste britannique, Prix Nobel de Chimie en 1921.
In Nature, 20 Juin 1936



Arrêts sur images

Une image fixe, un couple au bord du baiser dans lequel chacun reconnaîtra le couple mythique formé par In- grid Bergman et Humphrey Bogart dans Casablanca (Michael Curtiz, 1942). Cette image (ou plutôt cette série d’images, car l’arrêt se produit à des instants différents du déroulement filmique), sur laquelle viennent se superposer des tracés et des notations trigonométriques, quel statut lui assigner ? S’agit-il d’une série d’ « arrêts sur image », c’est-à-dire en fait d’extraits de photogrammes du film, c’est-à-dire de quelques unes de ces vingt quatre images-seconde qui constituent l’unité minimale du cinéma ?

Il s’agit d’une opération complexe : un coup d’arrêt dans le continu cinématographique, quasiment sans durée propre (1/24ème de seconde), mais qui est pourtant le constituant essentiel du temps filmique. Arrêt, certes, mais pourtant « moment » en soi, porteur d’un temps particulier qui n’est ni celui de la photographie, ni celui du cinéma. Peut-on ici suivre Roland Barthes dans sa tentative pour élever le photogramme au rang d’une entité particulière qui échapperait au continu filmique, donnant naissance à un “troisième sens” dans ce qui serait non pas un fragment, un échantillon, mais “le dedans du fragment” ? “Il n’est pas”, écrit Barthes en parlant du photogramme, “une pincée prélevée chimiquement dans la substance du film, mais plutôt la trace d’une distribution supérieure des traits dont le film vécu, coulé, animé ne serait en somme qu’un texte, parmi d’autres. Le photogramme est alors un fragment d’un second texte dont l’être n’excède jamais le fragment ; film et photogramme se retrouvent dans un rapport de palimpseste, sans qu’on puisse dire que l’un est le dessus de l’autre ou que l’un est extrait de l’autre”. (2). On pourrait se demander quelle est la pertinence d’une telle analyse à l’heure où l’on passe sans cesse d’un type d’image à un autre, fixe ou animée, analogique ou digitale, et où la question de l’origine, précisément, des images, se perd dans l’ infini des manipulations possibles. Mais il se trouve que cette analyse rencontre une dynamique à l’œuvre dans cette série de mounir fatmi, dans cette manière de tendre vers un point immatériel, un point de tangence où l’on passe d’un espace ou d’un état à l’autre, un retournement, une permutation qui fait écho au “déploiement permutatif” qui est ici figuré par le (chemin vers) le baiser.

La série de mounir fatmi met remarquablement en jeu l’ensemble de ces questions. La photographie ne joue pas tant ici le rôle de coup d’arrêt que l’on lui attribue souvent, mais au contraire celui d’un noyau d’énergie – quelque chose qui évoquerait la réaction en chaîne sur laquelle travaillaient les physiciens qui « encadrent » cette œuvre. La force de ce travail doit beaucoup à ce- tte énergie continue/discontinue, et nous convainc qu’il s’agit d’autre chose que d’un simple emprunt à un univ- ers étranger. Tout est tangence ou tend vers la tangence. Soddy, chimiste et physicien de renom, s’ « amuse » à produire une démonstration d’un ancien théorème qui permet de construire les conditions et les effets d’une tangence de plusieurs cercles entre eux. Et il en livre le résultat sous la forme surprenante d’un poème. Mais ces vers sont peut-être plus complexes qu’ils n’en ont l’air, c’est en tout cas l’hypothèse implicite que forme l’artiste, qui se demande s’il ne serait pas possible d’y détecter un code, un message secret, en raturant un certain nombre de mots dans le but de faire apparaître un éventuel sous- texte caché. Ce jeu n’est pas une aberration dans l’œuvre de mounir fatmi, et le livre que lui a récemment consacré Lillian Davies porte comme sous-titre Suspect Language (3). Le langage est suspect, et placer certains mots sous rature fait écho à des travaux antérieurs dans lesquelsl’artiste se livre à des « Effacements Mémorisation » qui mettent l’accent sur le caractère antinomique et même irréconciliable entre le mot et l’image. Effacement, silence, destruction sont le résultat des nombreuses mises en tension de ces deux composantes majeures que son œuvre effectue. Cette réflexion sur le mot, l’interdit, le silence s’appuie (implicitement, la plupart du temps) sur les travaux de plusieurs « grands hommes » de la pensée contemporaine : Claude Lévy-Strauss, Jacques Derrida, Roland Barthes, Jacques Lacan, Louis Althusser, notamment, qui figurent dans une esquisse de bande dessinée de 2010. Et d’une certaine manière les mots du poème de Soddy sous rature sont une manière ludique de revenir à la question principale (comme l’indiquaient déjà les peintures de la série « Sans témoins », 1995-1996) : voir/ne pas voir ; révéler/cacher.

Pour en revenir à la forme poétique sous laquelle est présentée la démonstration de Soddy dans The Kiss Precise, on peut dire qu’elle se situe (et c’est sans doute ce qui la rend plus suspecte encore) au croisement de deux attitudes fréquentes chez les savants. Soit ils présentent de manière ludique, voire bouffonne, une dé- couverte importante ; soit ils déploient tout un appareil théorique et discursif en apparence du plus grand sérieux au bénéfice d’un sujet imaginaire ou dénué d’intérêt. Sal- utaire ironie vis-à-vis de leurs propres découvertes ? Ou intention délibérée de détourner l’attention, d’amuser la galerie ? Je pense par exemple à la manière dont Georges Dumézil, grand savant spécialiste des langues et des civilisations indo-européennes, se livre, sous couvert de la figure d’un narrateur, à une analyse détaillée d’un quatrain de Nostradamus, dont il feint de prendre au sé- rieux la « prophétie » de la fuite de Louis XVI à Varennes qu’il annoncerait à plusieurs siècles de distance. La dé- monstration se déploie sur plusieurs plans, philologique, historique, métaphysique, à grand renfort d’érudition et de rigueur analytique, dont le sérieux est toutefois miné par le sous-titre donné à l’ouvrage (qui est présenté comme une « sotie nostradamique ») (4).

La sotie, à l’origine, était un poème à visée politique, une forme de satire de la société et des pouvoirs vus comme une congrégation de fous. Le ton du poème de Soddy n’a pas l’outrance de la farce politique, néanmoins, il offre la vision ironique d’un savant occupé à dé- montrer un obscur théorème et à en livrer la démonstra- tion à ses pairs en vers de comédie, tandis que le monde, grâce au travail de ces mêmes savants s’apprête à mettre point l’arme de destruction massive par excellence. Le langage ment et masque. Dans The Beautiful Language, une vidéo de 2010, les inscriptions barrent les visages et les regards (les yeux de toute manière sont bandés), le dessin calligraphié le dispute à l’ornement que constitue l’arabe écrit ; un alphabet arabe se superpose à un alphabet français ; dans L’union Impossible (2011), des lettres arabes découpées dans de l’acier se superposent au clavier d’une machine à écrire en hébreu. L’artiste semble prendre acte de cet état de choses, qui requiert de nous une puissante dialectique pour en surmonter les contradictions. Tout est en tension, tout est lié, comme semble le suggérer l’usage fréquent de câbles coaxiaux, et de tout ce qu’on appelle justement la connectique, pinces, prises, câbles d’antennes, etc. Les câbles sinuent et dessinent un logo (Al Jazeera, « bas-relief » sculpture, 2004-2007), mais ils se connectent aussi comme des dé- tonateurs à ces « explosifs », de la série « Connexion », que sont les livres : philosophie, livres sacrés des trois religions du Livre.

Tyrannie de la géometrie

Et puis il y a les cercles, figures récurrentes chez mounir fatmi, nous l’avons dit, qu’il s’agisse de lames de scies, de sphères de verre, d’engrenages dans le ballet mécanique des Temps Modernes ou d’effets optiques dans ce qui rappelle les Rotoreliefs de Duchamp. Dans la série des « Casablanca Circles », ils prennent la forme soit de pastilles blanches ou noires apposées sur le photogramme noir et blanc ; soit de tracés géométriques élégants qui figurent différentes étapes du calcul des tangences et des rayons de courbure liés à la démonstration de Soddy. Les cercles blancs ou noirs opacifient partiellement le secteur de l’image qu’ils recouvrent, introduisant ainsi un trou- ble, une tension dans sa lecture, et nous rappellent que le cercle et la roue sont ailleurs, dans d’autres contextes, des prédateurs potentiels. La tentation du caviardage ou de l’effacement rôde encore.

Mais les tracés géométriques, au contraire, soulignent un des ressorts majeurs du film, la montée lente du couple vers l’imminence du baiser. La caméra semble tourner lentement autour des visages du couple saisis sous différents angles et à différents moments de la montée du désir. Si tension il y a, elle est d’ordre érotique et euphorique, comme en témoigne le visage rayonnant de l’actrice.

Par le choix des photogrammes, l’artiste semble tourner autour du couple pour capturer différentes facettes du moment magique, et recréer ainsi une illusion de mouvement. Et c’est dans l’illusion de ce lent tournoiement que l’on prend conscience de ce qui, dans le photogramme, participe encore du continu filmique, ou tout au moins, de la dynamique dont il reste porteur. Paradoxe d’une photographie censée figer le mouvement, mais qui en fait semble le recréer par la vertu de la série.

Souvenirs de sculpture

Mais « tourner autour du modèle » est une des définitions possibles de la sculpture, et mounir fatmi, ici comme ailleurs, est bien dans le champ de la sculpture. Il l’est explicitement dans ses nombreuses œuvres en volume ou en « bas-relief ». Mais l’appartenance à la sculpture ne se mesure pas au volume d’une œuvre ou à son appartenance revendiquée. Elle se mesure à sa capacité à se projeter dans les espaces différents, à les faire rayonner et à les relier entre eux. C’est une invitation faite au spectateur à en suivre les détours et à tourner autour, à se déplacer physiquement ou mentalement pour percevoir l’ “autre côté” des choses. C’est pourquoi la notion de sculpture, “au sens élargi du terme”, avancée par Rosalind Krauss pour décrire ce que nous appelons plutôt aujourd’hui installation, est une sorte de pléonasme. La sculpture, si on veut bien ne pas la réduire à la statuaire, est toujours “élargie”, elle est cet élargissement même. Et à y bien réfléchir, ce n’est pas tant “l’autre côté” des choses que nous fait voir mounir fatmi (ce qui supposerait qu’il n’y a que deux côtés, un envers et un endroit en quelque sorte), mais plutôt la manière dont le regard produit une “construction continuée de l’objet esthétique”. La formule est de John Dewey, dans un passage qui résume assez bien sa théorie de la perception créative : “Car on perçoit un objet grâce à une série cumulée d’interactions. L’œil en tant qu’organe principal de tout l’être produit un effet, une réaction ; celle-ci provoque un autre acte de vision accompagné de nouveaux effets apparentés et d’un accroissement ultérieur de signification et de valeur, et ainsi de suite suivant une construction continuée de l’objet esthétique. Ce qu’on appelle le caractère inépuisable d’une œuvre d’art est une fonction de cette continuité de l’acte de perception dans sa totalité” (5).

Entendue aujourd’hui, la remarque, plus que sur “le caractère inépuisable de l’œuvre d’art” et ce que cette notion peut avoir d’idéaliste, nous semble porter sur une vision ironique et politique de la production artistique comme machinologie, « mixologie » - machine à mixer formes, mots et matériaux. Comme si la forme actuelle de l’œuvre n’était qu’une des stases possibles, et que le processus puisse reprendre à tout instant.

1- “Entre les poignées, il y avait un petit bouton en celluloïd vers lequel il inclina la tâte jusqu’à ce que ses lèvres le touchent. Puis, il lui fallut l mordre pour permettre à l’air de pénétrer jusqu’à l’inducteur...” The World Set Free, p. 43 (je traduis). On pourrait aussi noter que l’annonce de la découverte du neu- tron par James Chadwick paraît dans la revue Nature (n° 129), comme le théorème et le poème de Soddy...

2- Roland Barthes, “Le troisième sens—Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Ei- senstein”, in L’Obvie et l’obtus, Essais critiques III, Editions du Seuil, p.60.

3- Lillian Davies, Mounir Fatmi : Suspect Language, Skira, 2012

4- Georges Dumézil, “ ...Le Moyne noir en gris dedans Varenne”, Sotie nostradamique , suivie d’un divertissement sur les dernières paroles de Socrate, Gallimard, 1984

5- John Dewey, L’Art comme expérience, Œuvres philosophiques III, Publications de l’Université de Pau/ Editions Farrago, 2005, p. 261 (pour la traduction française). Ce texte est extrait d’une série de conférences données à Harvard en 1931

 



 

 

 



 

 

 
If certain accounts are to be believed, there is something rather extravagant in the discovery of the chain reaction of radium, which led to the creation of the atom bomb. The man who had the idea in 1936, Leo Szilard, was pointed in that direction by the memory of a speculative novel he had read, The World Set Free by H.G. Wells (1914). Wells himself is said to have been inspired by the scientific work of the day, notably the research into the disintegration of uranium (turn of the twentieth century) by Frederick Soddy, later a Nobel Prize winner for chemistry, whose research informs mounir fatmi's work via a poetic version of his demonstration of an ancient theory on the construction of tangent circles. As always when it is a matter of going back towards a source (of a narrative, a river), a straight line is soon diverted into bifurcations, false tracks, a multiplication of secondary sources: the origin is constantly eluding us. Even on a subject as serious as nuclear energy, these hesitations and back and forth movements are constantly surprising. Holsten, Ramsey, Rutherford, Joliot: at the start of the 1930s, a multitude of researches interlinked and multiplied in a wild acceleration that ironically seemed to mimic the very process they were trying to describe and master. In the middle of this maelstrom, one cannot but be amazed by the acuity of Welles's fiction, which the scientific discoveries of twenty years later seem to validate. Everything in the novel, right down to the detonation of the bomb, seems, by one of those mysterious connections, to announce both Soddy's theorem and fatmi's work – that is, the kiss!(1)

There is something analogous to this scientific and fictional proliferation in fatmi's work, in his use of different supports, in his back and forth movements between different themes, his outlined, reprised or abandoned narratives. In a way, we could say that he appropriates the enigmatic discovery of a form of energy that seems inexhaustible but also uncontrollable – except that in his case the subject is a metaphorical equivalent of the nuclear, namely, desire and the irresistible attraction that it triggers. But then is the difference really so great? What matters, indeed, in both instances, is the moment of unleashing, the moment that is not a moment, between the before and the after – an imminence, you might say, that is to say, a time-space without real consistency, without real duration. What comes next is a form of unfolding, with its options and possible narrative trajectories. Before the reaction is triggered, before the lips touch and nothing is the same as before. Such is the kiss in the works of the "Casablanca Circles" series. It is a catastrophe, a rupture, the almost unassignable moment whereby everything changes. The beauty of the thing is that this around this impalpable non-moment so many expectations and narrative possibilities are precipitated. Countless underground connections appear, crossovers, secret coincidences, so that in this work there hovers a subtle perfume of paranoia (but no doubt this is that slight paranoia that, Barthes said, was needed to trigger the act of writing, a shaking, a build-up of energy that sets the process or processes in motion).


Tangencies and superpositions

This imminence, this non-instant, may be what suggested to fatmi the link with the idea of tangency, which is at the heart of Soddy's formula. Why did the latter, an acclaimed chain reactions specialist, set about demonstrating an ancient theorem which can be used to construct the internal or external tangency of several circles to another one? Was it a form of relaxation, an exercise between two more serious projects? Whatever its nature, we can understand its interest for fatmi, in whose work circular objects of all kinds are constantly appearing: the serrated wheels of saws or machines, futuristic engines, Rotoreliefs, suras of the Koran inscribed in circles, etc. To this can be added the essential idea of superposition: something, an engraved or projected inscription, is superimposed over another image (a portrait, a rug), which henceforth functions as a background. Or, in a recent series, La jambe noire de l'ange, elements of a Renaissance painting are superimposed over the image of an operating theatre.

In the article in which Soddy presents his demonstration, published in the journal Nature in 1936, he speaks of the point of tangency as a kiss (The Kiss Precise). And he presents his demonstration in the form of thirty lines of verse which, for all the seriousness of the demonstration, have something of the "easy rhyme" about them, like a charade, their emphatically rhythmic simplicity serving as an aid to memorisation. Is this a case of the scientist striking a pose, a dandy-like attempt at being popular? Whatever else, the unexpected association is certainly enigmatic.


The Kissing precise
 
For pairs of lips to kiss maybe
Involves no trigonometry.
'Tis not so when four circles kiss
Each one the other three.
To bring this off the four must be
As three in one or one in three.
If one in three, beyond a doubt
Each gets three kisses from without.
If three in one, then is that one
Thrice kissed internally.

Four circles to the kissing come.
The smaller are the benter.
The bend is just the inverse of
The distance from the center.
Though their intrigue left Euclid dumb
There's now no need for rule of thumb.
Since zero bend's a dead straight line
And concave bends have minus sign,
The sum of the squares of all four bends
Is half the square of their sum.

To spy out spherical affairs
An oscular surveyor
Might find the task laborious,
The sphere is much the gayer,
And now besides the pair of pairs
A fifth sphere in the kissing shares.
Yet, signs and zero as before,
For each to kiss the other four
The square of the sum of all five bends
Is thrice the sum of their squares.

Frederick Soddy, British radio-chemist, Nobel Prize in Chemistry in 1921
In Nature, June 20, 1936



Freeze-frames

A still image, a man and a woman poised to kiss, instantly recognisable as the mythical couple formed by Ingrid Bergman and Humphrey Bogart in Casablanca (Michael Curtiz, 1942). What is the status of this image, or rather, this series of images (for the freeze-frame conflates different moments of the film), over which lines and trigonometric notations are superimposed? Is it a series of "freeze-frames" a series of stills from the film, in other words, a few of those twenty-four images per second that constituted the minimal unit of celluloid cinema?

The operation is a complex one, a frozen moment in the cinematographic duration, a moment of almost no duration to speak of (a twenty-fourth of a second), yet one that constitutes the essential component of cinematic time. Yes, it is a stoppage, but also a "moment" in itself, bearer of a particular time that is neither the time of photography nor that of cinema. Here, perhaps, we can follow Roland Barthes in his attempt to elevate the still to the status of a distinct entity outside the content of the film, giving rise to a "third meaning" in what would be, not a fragment, a sample, but the "inside of the fragment"? The still, writes Barthes, "is not a specimen chemically extracted from the substance of the film, but rather the trace of a superior distribution of traits of which the film as experienced in its animated flow would give no more than one text among others. The still, then, is the fragment of a second text whose existence never exceeds the fragment; film and still find themselves in a palimpsest relationship, without it being possible to say that one is on top of the other or that one is extracted from the other."(2)
We might wonder what exactly is the relevance of such an analysis at a time when we are constantly moving from one kind of image to another, fixed or moving, analogue or digital, and when the question of the origin of images, precisely, is lost in the infinity of possible manipulations. But it so happens that this analysis encounters a dynamic that is at work in this series by mounir fatmi, in this way of reaching towards an immaterial point, a point of tangency where we go from one space or state to another, in a reversal or permutation that echoes the "permutational deployment" that is figured here by (the path towards) the kiss.

The series by mounir fatmi brings this set of questions remarkably into play. Here, the photograph does not play that role of sudden brake, the role often attributed to it, so much as that of a nucleus of energy, something evoking the chain reaction that the physicists whose research "frames" fatmi's work were themselves working on. The power of his piece owes a great deal to this continuous/discontinuous energy, and convinces us that it is something other than a simple borrowing from a foreign universe. Everything is tangency or tends towards tangency. Soddy, a renowned chemist and physicist, "had fun" producing a demonstration of an ancient theorem that can be used to construct the conditions and effects of tangency between several circles. And he presents the result in the surprising form of a poem. But its lines may be more complex than they look. That, at least, is the implicit hypothesis formulated by the artist, who wonders if it might not be possible to detect a code here, a secret message, by crossing out a certain number of words in order to make evident a subtext that might be hidden there. This game is not an aberration in fatmi's work, and indeed the subtitle of Lillian Davies's recent book about the artist is "Suspect Language."(3) Language is suspect, and the crossing-out of certain words here echoes earlier works in which fatmi proceeds to make "memorisation erasures" that put the emphasis on the opposing and even irreconcilable nature of word and image. Erasure, silence and destruction are the result of the many ways in which these two major components are brought into tension in his work. This reflection on the word, on verbal interdiction, and on silence draws (most of the time implicitly) on the work of several major figures of contemporary thought, notably Claude Lévi-Strauss, Jacques Derrida, Roland Barthes, Jacques Lacan, and Louis Althusser, who appear in the sketch for a cartoon from 2010. And, in a sense, the crossed-out words in Soddy's poem are a playful way of coming back to the main question (as already indicated by the paintings of the "Sans témoins" series, 1995–96): seeing/not seeing, revealing/hiding.


To come back to the poetic presentation of Soddy's demonstration in Kissing Precise, we can say that it is located (and this no doubt makes it even more suspect) at the intersection of two attitudes found frequently among scientists. Either they present an important discovery in a playful, clownish way, or they deploy a whole theoretical and discursive apparatus that seems eminently serious in the service of a subject that is imaginary or devoid of interest. Is this salutary irony with regard to their own discoveries? Or a deliberate attempt to divert attention, to play to the gallery? I am thinking, for example, of the way in which Georges Dumézil, that great specialist of Indo-European languages and civilisations, adopts a narrator persona and engages in a detailed analysis of a quatrain by Nostradamus, pretending to take its "prophecy" seriously, showing that it points to Louis XVI's attempted escape at Varennes and to events several centuries ahead. The demonstration engages several levels – philology, history, metaphysics – and is full of erudition and analytical rigour, its seriousness undermined only by the book's subtitle of "Sotie Nostradamique."(4)
A sotie was originally a political poem, a satire of society and those in power, seen as a congregation of madmen. The tone of Soddy's poem may not have the excess of political farce, but it does offer the ironical vision of a scientist attempting to present the demonstration of an obscure theorem to his peers through the medium of comic verse, at a time when the world, thanks to the work of those same scientists, was about to develop the most powerful weapon of mass destruction of all. Language lies and masks. In The Beautiful Language, a video from 2010, the inscriptions strike out the faces and eyes (but then the eyes are banded anyway), and the calligraphed drawing competes with the ornamental qualities of the Arabic script as an Arabic alphabet is superimposed over a French one. In L'union impossible (2011), Arabic letters cut from steel are superimposed over the keyboard of a typewriter with Hebrew characters. The artist seems to register this situation which requires a powerful dialectic on our part if we are to overcome its contradictions. Everything is in a state of tension, everything is connected, as seems to be suggested by the frequent use of coaxial cables, and all the other paraphernalia of "connector technology" (clips, sockets, aerial wiring, etc.). The wiring is sinuous and draws a logo (the Al Jazeera "Bas-relief" sculpture, sequence, 2004–7), but is also connected like detonators to these "explosives" of the Connexion series that are books: philosophy, the holy books of the three religions of the Book.


The tyranny of geometry

And then there are circles, a recurrent feature of fatmi's work, as we have seen, whether as the blades of rotary saws, glass spheres, cogs in the mechanical ballet of Modern Times or optical effects recalling Duchamp's Rotoreliefs. In the "Casablanca Circles" series they take the form of either white or black dots placed on a black-and-white still, or elegant geometrical traces representing different phases of the calculation of tangencies and radii of curvature linked to Soddy's demonstration. The white or black circles partially opacify the sector of the image that they cover, thereby introducing a hesitancy, a tension in the way it is interpreted, reminding us that in other contexts the circle and wheel can be potential predators. The temptation to cut and erase still lurks.

In contrast, the geometrical lines underscore one of the major forces in the film, the couple's slow progression towards the imminence of the kiss. The camera seems to revolve slowly around the faces of the seated couple, showing different angles and different moments of rising desire. If there is tension here, it is erotic and euphoric in nature, as evinced by the actress's radiant face.

By his choice of stills, the artist seems to be revolving round the couple so as to capture different facets of the magic moment, and thus to recreate an illusion of movement. And it is in the illusion of this slow turning that we become aware of what, in the still, continues to partake of the film's content or, at least, of the dynamic that it continues to embody. Such is the paradox of a photograph supposed to freeze movement, but that seems to recreate it by virtue of its serial presentation.

Memories of sculpture

"Moving around the model" is one possible definition of sculpture, and here, as elsewhere, fatmi is indeed acting within that field. This is explicit in the many works in the round or bas-reliefs, but the sculptural dimension is not tied exclusively to its volume or the assertion of a connection. It can be measured, rather, by its ability to project itself into different spaces, to make them spread out and connect. It is an invitation to the beholder to follow its ins and outs and move around it, to move physically or mentally so as to perceive the "other side" of things. That is why the notion of sculpture "in the expanded field", put forward by Rosalind Krauss to describe what today we tend to call installation, is somewhat tautologous. Sculpture, if not reduced to simple statuary, is always "expanded" – it is indeed that very expansion. And, if we think about it, it is not so much "the other side" of things that fatmi shows us (which would imply that there are only two sides, a side towards and a side away, you might say), but rather the way in which the gaze produces a "continuous building up of the esthetic object". These words are from John Dewey, and the passage they are taken from offers a good summary of his theory of creative perception: "For an object is perceived by a cumulative series of interactions. The eye as the master organ of the whole being produces an undergoing, a return effect; this calls out another act of seeing with new allied supplementations with another increment of meaning and value, and so on, in a continuous building up of the esthetic object. What is called the inexhaustibility of a work of art is a function of this continuity of the total act of perceiving."(5)

Reading this observation today, more than the idea of the "inexhaustibility of the work of art", with its idealist dimension, what it seems to concern is an ironic and political vision of artistic production as a machinology, or "mixology" – a machine for mixing forms, words and materials. As if the actual form of the artwork was simply one of many possible stases, and that the process could start up again at any moment.

Régis Durand
Translated by Charles Penwarden.