| J’ai connu le travail de mounir fatmi il y a quelques années lorsque j’étais en charge d’un programme de courts-métrages expérimentaux marocains pour la cinémathèque de San Francisco. Je n’ai pas eu besoin d’en voir beaucoup pour percevoir le large éventail de stratégies formelles et l’avant-gardisme hors du commun de son travail vidéographique très original. Il ne fait aucun doute que ces stratégies représentent un geste audacieux étant donné la nature pour le moins prudente du cinéma marocain, et en effet une simple remarque sur le travail de fatmi se transforme inévitablement en une critique culturelle interne et en étude de la pratique du cinéma et de la vidéo au Maroc. La pédagogie du cadre non-totalisante de fatmi, pour emprunter une expression de Gilles Deleuze, complique les définitions trop étroites et les revendications officielles de « marocanéïté » et pousse à repenser les catégories anthropologiques généralement associées au Maroc. En d’autres termes, les vidéos de fatmi mettent au premier plan les paradoxes trop bien connus liés au nom et à l’appartenance dans la mesure où, d’un côté, elles évitent l’intégration dans ce qui est imaginé et ré-imaginé comme étant la communauté (du cinéma) marocaine et la tradition cinématique nationale, tout en persistant de l’autre côté à rôder de façon agonistique autour de ses ombres représentationnelles. En ce sens, selon moi le travail de fatmi est une tentative humble et non-héroïque de se débarrasser du spectre des origines ; en l’occurrence, le spectre de la nation avec sa langue, son genre, son dieu et son histoire officiels. Profondément moderne en faisant preuve d’une attitude courageuse – bien que vouée à des échecs répétés – vis-à-vis de la bâtardise !! Les vidéos élaborées avec soin de fatmi suggèrent une autre problématique en soulevant méticuleusement les questions d’accessibilité, d’illettrisme et la tension entre les formes « globale » et « locale » de consommation d’images. Néanmoins, l’intégrité et l’espace créatif de l’artiste semblent épargnés à la fois grâce à un mode autobiographique complexe et à un positionnement marginal soigneusement chorégraphié qui interrompt les modalités d’identification assignées, l’usage officiel de la technologie et toute une série d’autres contraintes subjectives. fatmi compose une vidéographie vernaculaire. Prenons par exemple les titres suivants : « Survival Signs » ou « The Red Alphabet ». Son choix de titres n’est pas accidentel ; il pointe clairement vers la politique/l’éthique de la communication et de l’in/commensurabilité dans un contexte socio-politique très spécifique et s’efforce de créer l’inscription d’une langue radicale. Ses questions : « Comment est-ce que je parle ? », « À qui puis-je parler ? » et « Qui ne veut pas que je vous parle ? » Le spectateur trouvera dans certaines de ses vidéos plusieurs éléments – techniques d’écriture expérimentales, citations, questions d’interview – qui font référence au travail de A. Kilito, M. Dib et d’autres théoriciens sociaux maghrébins qui ont systématiquement œuvré pour libérer le langage des étayages officiels/officialisés. Dans la préface d’un célèbre numéro des Temps Modernes du Marghreb, Khatibi et consorts ont adopté une définition provocante (et à l’époque « impensable) du mot « radical », qui est à cheval sur deux tendances cachées dans les replis sémantiques du terme : l’une vers la « racine » et l’autre poussant vers la « rupture » (1997, octobre, 5). « PARLE, PARLE PARLE PARLE POUR QUE JE TE VOIE. DANS LA PROFONDEUR DE LA BOUCHE, LA LANGUE N’EST RIEN D’AUTRE QU’UN MUSCLE, AINSI QUE LE SILENCE. » Le rôle de l’artiste marocain en décalage avec son contexte culturel est l’une des nombreuses questions implicitement soulevées dans le travail de fatmi. En conséquence, cette dialectique produit une tension qui se traduit par une solitude qui marginalise, ce qui est un élément majeur dans son travail. Le visionnage répété de ses vidéos révèle un certain nombre de tropes évoquant un état de dés-intégration : murmures et voix off à la première personne timidement cachées, multiples couches de séparation entre le vidéaste et la trace audiovisuelle, filmer des choses qui semblent banales, natures mortes, portraits décentrés, ralentis, énonciation fragmentée, paroles utilisant peu de mots. En somme, ces éléments échafaudent une stratégie de l’ambivalence greffée sur une épaisse couche d’immobilité et de silence. Un hommage aux choses ordinaires et autres traces micro-historiques, les vidéos de fatmi semblent pulser au rythme du souvenir, de la réflexion, suspendues à une incertitude méthodique, une subjectivité provisoire. Le travail de fatmi active une forme de paralysie de l’exil indépendante des déplacements géographiques puisque cet état d’esprit est (apparemment) ressenti à l’intérieur des frontières du Maroc, englué dans le discours moral de la société civile. Par exemple, l’usage répété du ralenti dans plusieurs œuvres pourrait indiquer une volonté de créer des abris temporels comme stratégie pour courber la compression de l’espace temps associée à la mondialisation de l’affect, de la distinction esthétique, du désir – c’est-à-dire de ce qui constitue l’essence même de l’identité et de la différence – du « moi » et de « l’autre ». [Chuchoté sur des images muettes de Paul Bowles durant une conférence de presse à Tanger.] « JE VEUX DES MOTS QUI ACCUEILLENT L’ÉTRANGER DANS CE PAYS D’EXIL, DES MOTS QUI REVIENNENT D’EXIL, DES MOTS COMME CET ÉTRANGER EXTRAORDINAIRE. » fatmi se bat avec deux alternatives violentes tout en n’envisageant aucune d’elles : l’abdication de son identité assignée et la construction d’une nouvelle subjectivité en ayant fait table rase. Cette dialectique de la solitude articule à la fois un sentiment d’enfermement et une détermination féroce à composer un sujet viable « pour pouvoir vivre dans des significations et des corps [et des images, soulignerais-je] qui ont des chances d’avoir un avenir » (Haraway 1991,187). fatmi souligne la relation complexe entre forme et appartenance et mobilise toute une série d’outils rhétoriques pour traduire un état d’aliénation (artistique). Par exemple, les images scientifiques telles que des échographies sont une constante dans son travail. Signifiant un état liminal fragile et incertain, entre conception et naissance, et effectuées dans les interstices de la société marocaine, les échographies de fatmi traduisent une tension entre sensibilité esthétique radicale et des formes plus établies de production et de réception d’images au Maroc. Ses vidéos fonctionnent donc comme des signes diacritiques qui s’opposent aux textes socio-culturels imposés, dans une volonté de générer de nouvelles interprétations et significations. Dans « Survival Signs » par exemple, le spectateur est confronté à des images de mutilation, d’animation de doigts amputés, des images qui en opposition avec l’autocensure et d’autres formes internalisées de contrôle social. Si la question de l’expression de soi est centrale dans la méthodologie de fatmi, ses vidéos ne peuvent pas être perçues comme le travail d’un artiste qui aime se faire plaisir, et elles ne peuvent pas non plus être accusées d’être isolées de leur contexte de production. Pour cette raison, elles se distinguent singulièrement de nombre d’œuvres auto-ethnographiques. D’une façon généalogique, ses vidéos se consacrent à une histoire du présent et encouragent collectivement le public à s’interroger sur des processus politiques globaux de subordination et de domination. Il fait cela de façon particulièrement brillante dans « Survival Signs ». Cette vidéo, présentée initialement comme un exposé intellectuel et une réflexion sur le langage, se révèle progressivement comme étant un hommage émouvant aux enfants d’Irak (et une identification avec eux) dont « les langues ont été tranchées ». Quand la conclusion surgit sous forme de texte à l’écran avec le message « Sept ans après avoir déposé les armes le matin du 28 février 1991, la Guerre du Golfe continue », même le spectateur le plus sceptique est forcé de se confronter à l’injustice et à la tragédie humaine causée par les sanctions américaines contre l’Irak. En réussissant à entremêler et à réconcilier les moyens théoriques (autoréférentiels) avec un appel à l’action politique, fatmi transforme la pratique de la vidéo en ce qu’on pourrait appeler un acte de double intervention. Ces notes fragmentées sont une tentative de dessiner les contours du travail de fatmi et font suite à un effort global de prendre en considération l’exil tel que le vivent de nombreux artistes marocains qui, en tant que migrants intérieurs, négocient et contestent leurs modernités. mounir fatmi récompense certainement cette tentative. Ses vidéos invitent à réexaminer les théories conventionnelles de l’exil, et on peut sans crainte dire que les vidéos de fatmi fonctionnent comme des textes ethnographiques nourris d’auteurisme critique (une définition provisoire de l’auto-ethnographie). Peu de vidéastes marocains font montre de cette tendance particulière, c’est-à-dire de désarticuler les habitudes visuelles prédominantes et d’adopter une attitude critique vis-à-vis du présent qui est bienvenue – une étape nécessaire pour imaginer un Maroc radical. « TOUS LES FRAGMENTS DU MONDE NE PEUVENT CRÉER UN SEUL MOT MÊME TOUS LES MOTS DU MONDE NE PEUVENT PAS PARLER DE SOLITUDE. » Solitude et fragments. Tarek El Haïk "Intoducing the video work of Mounir Fatmi" in Frameworks, n°43, 2002, New York Tarek Elhaik a codirigé le Festival du film arabe de San Francisco de 1998 à 2000 et était conservateur pour les séries de films au Center for Middle Eastern Studies à UC Berkeley entre 2000 et 2002. Il a enseigné le cinéma arabe à la State University de San Francisco et est actuellement doctorant en anthropologie socio-culturelle à UC Berkeley.   |  | I became acquainted with the                      work of Mounir Fatmi a few years ago while curating a program                      of Moroccan experimental shorts for the San Francisco Cinematheque.                      It did not take repeated viewing to locate a wide range of                      unsettling formal strategies and a rather unusual avant-gardism                      in his singular videography.To be sure, these strategies constitute                      a daring move considering the cautious nature of Moroccan                      Cinema, and indeed a mere criticism of Fatmi's work inevitably                      transforms into an internal cultural critique and an assessment                      of the practice of film and video making in Morocco. Fatmi's                      non-totalizing pedagogy of the frame, to borrow a phrase                      from Gilles Deleuze, complicates narrow definitions and official                      claims of 'Moroccanness' and ushers a rethinking of anthropological categories commonly associated with Morocco. Said differently,                      Fatmi's video work foregrounds the all-too known paradoxes                      of naming and belonging, in that, on the one hand, it eludes                      integration into what is imagined and re-imagined as                      a Moroccan (film) community and a national cinematic tradition,                      while on the other it persists in roaming agonistically nearby                      its representational shadows. In this sense, I find Fatmi's                      work to be a humble and non-heroic attempt to cast off the                      specter of origins; indeed, the specter of the nation with                      its official language, gender, god, and history. Profoundly                      modern by displaying a fearless —though bound to repeated                      failures—attitude towards bastardy!! 
 Fatmi's carefully crafted videos suggest another problematic                      by painstakingly addressing concerns of accessibility, illiteracy,                      and the tension between 'global' and 'local' forms of image                      consumption. Nonetheless, the artist's integrity and creative                      space seem to be spared by way of both a complex autobiographic mode and a choreographed marginal positioning that interrupts                      ascribed modalities of identification, official uses of technology,                      and a host of other subjective constraints. Fatmi composes                      a vernacular videography. Take for instance the following                      titles: SURVIVAL SIGNS or THE RED ALPHABET. Fatmi's choice                      of titles is not incidental; it clearly points to the politics/ethics                      of communication and in/commensurability in a very specific                      socio-political context and endeavors toward the inscription                      of a radical tongue. His questions : 'How do I speak?'                      and 'Who can I speak to ?' 'Who does not want me to speak                      to you ?'
 
 The viewer will                    find in some of his videos several devices—experimental                    writing techniques, citations, interview questions—referring                    to the work of A. Kilito, M. Dib and other Maghribi social theorists                    who have consistently labored to emancipate language from official(ized)                    underpinnings. In the preface of the celebrated issue of Les                    Temps Modernes du Maghreb, Khatibi and al. embraced a provocative                    definition of the (then 'unthinkable') word 'radical' that straddles                    two tendencies buried in the semantic recesses of the term :                    one toward the 'root' and the other pulling toward 'rupture'                    (1977. October, 5).
 
 'SPEAK,                      SPEAK, SPEAK
 SPEAK SO THAT I CAN SEE YOU.
 DEEP IN THE MOUTH, THE TONGUE IS NOTHING MORE THAN  A MUSCLE, SO IS SILENCE.'
 
 The role of the Moroccan artist at odds with his cultural                      context is one among several questions implicitly raised in Fatmi's work. Consequently, this dialectic produces a tension                      that translates into a marginalizing solitude, which is an                      overriding feature in his work. Repeated viewing of his videos                      reveals a number of recurrent tropes evoking a state of dis-integration                      : murmurs and a shyly hidden first-person voice over; multiple                      layers of separation between video maker and audio-visual                      evidence; framing the seemingly trite; still lives; decentered                      portraits; slow motion; fragmented enunciation, utterances                      and a spare use of words. In sum, these devices operate a                      strategy of ambivalence grafted on a thick layer of immobility                      and silence. An homage to ordinary things and other micro-historical                      traces, Fatmi's videos seem to be pulsating at the pace of                      remembrance, of reflection, suspended on a methodical uncertainty,                      a provisional subjectivity.
 
 Fatmi's work activates a form of exilic paralysis independent                      of geographic displacement as this frame of mind is (apparently)                      experienced within the boundaries of Morocco, ensnared by                      the moral discourse of the civil society. For instance, the consistent                      use of slow motion in several works may indicate a will to                      create temporal shelters as a strategy to curb the                      space time compression associated with the globalization of                      affect, aesthetic distinction, desire, i.e. of the shear material                      constitutive of identity and difference, of 'self' and 'other'.
 
 [Whispered over footage of Paul Bowles (silent) during                      a press conference in Tangiers. ]
 
 
 'I                      WANT WORDS WHICH WELCOME THE FOREIGNER IN HIS  COUNTRY OF EXILE,
 WORDS WHICH RETURN FROM EXILE, WORDS LIKE  THIS EXTRAORDINARY FOREIGNER.'
 
 Fatmi wrestles with two violent alternatives while never envisaging                      either one : the abdication of one's ascribed identity and                      the construction of a new subjectivity from a tabula rasa.                      This dialectic of solitude articulates both a sense of entrapment                      and a fierce determination to compose a viable subject 'in                      order to live in meanings and bodies [and images, my emphasis]                      that have a chance for a future' (Haraway 1991,187). Fatmi                      points to a complex relation between form and belonging, and                      mobilizes a host of rhetorical devices to convey a state of                      (artistic) alienation. For instance, scientific images such                      as ultrasounds are a constant in his work.
 
 Signifiers of                    a fragile and uncertain liminal stage, between conception                    and birth and performed in the interstices of Moroccan society,                    Fatmi's ultrasounds convey the tension between a radical aesthetic sensibility and prevailing forms of image production/                    reception in Morocco. His videos therefore function as diacritic                    signs that disrupt imposed socio-cultural texts in an effort                    to generate new readings and meanings. In SURVIVAL SIGNS for                    example, the viewer experiences images of mutilation,                    animation of amputated fingers, images that argue against self-censorship                    and other internalized forms of social control.
 
 While the question of self-expression is central to Fatmi's                      methodology, his videos cannot be construed as self-indulgent                      nor can they be accused of being divorced from their context                      of production. For this reason they stand in sharp distinction                      to a number of autoethnograhic works. In genealogical fashion,                      his videos are committed to a history of the present and collectively engage the audience to probe larger political                      processes of subordination and domination. He is particularly                      brilliant in doing so in SURVIVAL SIGNS. This video, presented                      first as an intellectual exposition and as a reflection on                      language, gradually unfolds as a moving tribute to (and identification                      with) the children of Iraq whose 'tongues have been cut off.'                      When the conclusion erupts as a text on the screen with the                      message, 'Seven years after the laying down of arms on the                      morning of February 28 1991, the Gulf war continues,' even                      the most skeptical viewer is urged to confront the injustice                      and the human tragedy caused by the U.S sanctions on Iraq.                      By successfully interweaving and reconciling (self-referential)                      theoretical means and a call for political action, Fatmi transforms                      video practice into what can be called an act of double intervention.
 
 These fragmentary notes are an attempt at sketching the contours                      of Fatmi's work, and follow from a broader effort to acknowledge                      exile as experienced by many Moroccan artists who, as internal                      migrants, negotiate and contest their modernities. Mounir                      Fatmi certainly rewards this attempt. His videos invite a                      reexamination of conventional theories of exile, and it would                      be safe to claim that Fatmi's videos function as ethnographic                      texts fueled by a critical auteurism (a provisional                      definition of autoethnography). Few Moroccan video artists                      show this particular tendency, that is, one that dis-articulates                      prevailing visual habits and one that inaugurates a much-needed                      critical attitude to the present-a necessary step to                      imagine a radical Morocco.
 
 'All.                        THE FRAGMENTS IN THE WORLD  CANNOT MAKE A SINGLE WORD
 NOT EVEN ALL THE WORDS IN THE WORLD CAN SPEAK OF  SOLITUDE.'
                   Solitude and fragments.
 Tarek                      El Haïk
 "Intoducing the video work                      of Mounir Fatmi" dans Frameworks, n°43, 2002,                      New-York
 
 Tarek Elhaik co-curated the San francisco Arab Film Festival                      from 1998 to 2000 and was Film series curator at the Center                      for Middle Eastern Studies at UC Berkeley from 2000-2002.                      He has taught Arab Cinema at San francisco, State University                      and is currently a Ph.D. candidate in socio-cultural anthropology                      at UC Berkeley.
 |